Entretien avec Dorothée Charles (Musée des Arts décoratifs)

Entretien réalisé pour le musée des Arts Décoratifs à l'occasion de l'exposition "Parade" à la galerie des jouets

Quel a été, enfant, ton jouet préféré ?

 Je m’amusais beaucoup à représenter, dans ma chambre, des mondes imaginaires avec des jouets : des jeux de construction, des figurines, un peu comme on construit des maquettes. Je l’ai beaucoup fait avec des Lego, notamment. J’ai construit en particulier un aéroport, une ville à laquelle j’avais donné un nom…. Je reconstituai aussi le Tour de France avec des cyclistes en métal ou la guerre de sécession avec des Playmobil. En revanche, je n’étais pas très intéressé par les jeux de société. 

Que signifie pour toi le titre de l’exposition « Parade » ? 


Je trouve ce mot assez polysémique et ouvert. Il y a beaucoup d’acceptions, de notions et d’images qui tournent autour. Cela me fait penser d’abord au cirque, à un défilé qui annonce le spectacle, mais aussi à une parade dans la ville, à des fanfares. Je pense évidemment au spectacle Parade, à tous les surréalistes qui ont participé à ce projet. C’est une référence importante dans ma culture artistique. Ce mot évoque aussi pour moi le film Parade de Jacques Tati qui rend hommage au cirque. J’apprécie ce titre parce qu’il renvoie à la fois au monde du cirque et à celui de l’art en général. 

Pour la signalétique de l’exposition, tu as choisi une typographie liée au monde du cirque.

J’ai voulu jouer avec de la typographie qui danse et de la vidéo d’animation, ce qui est une des constantes de mon travail actuellement. Mais c’est vrai que dans le monde du cirque on retrouve aussi une présence assez forte de la typographie, sur de grandes affiches colorées. 

Peux-tu parler de l’univers graphique dans cette exposition ?

Je m’amuse à mixer les mots dans la signalétique, tout au long de l’exposition. C’est une façon de jouer avec la langue qui est souvent présente dans mon travail, et qui s’apparente aux pratiques OuLiPiennes, ou à celle des jeux de langage pratiqués dans la littérature et la poésie. Dans les vidéos animées, par exemple, j’ai imaginé des jongleurs lançant des lettres en l’air. En retombant, elles se croisent et forment des mots, d’autres mots… 

Comment as-tu composé la scénographie des jouets ? 


Dans la vitrine du cirque, il me paraissait évident de retrouver ce que je faisais enfant (et qui est d’ailleurs ce que l’on voit chez Alexander Calder, dont un extrait du film est présenté dans l’exposition), à savoir créer des saynètes. J’ai donc proposé de présenter les jouets sur des plateaux ronds et colorés comme des pistes de cirque sur lesquelles des numéros se jouent. Dans la vitrine du théâtre, je me suis amusé à composer une scène et ses spectateurs, mais aussi les «  à côtés  » du théâtre comme les affiches. J’ai recréé l’intérieur et l’extérieur d’un théâtre un peu improbable où tout se mélange, à des époques différentes. Des marionnettes regardent d’autres marionnettes… Différents registres s’entrecroisent. 

Comme tu l’as dit, Parade évoque le monde du théâtre. Quel regard portes-tu sur le théâtre ? 


Il y a, d’une part, le regard que je porte sur le théâtre à travers les projets de spectacles auxquels je participe en tant que scénographe, et, d’autre part, celui que j’ai porté sur les jouets de l’exposition et ce qu’eux-mêmes véhiculent comme vision du théâtre. J’ai souvent été appelé, en tant que plasticien, à participer à la conception visuelle de spectacles, particulièrement avec Didier Galas, avec qui je travaille régulièrement. On me demande en général d’apporter un regard visuel, une réflexion sur l’espace : «  Dans quel espace évolue-t-on ? Quels sont les événements scénographiques qui définissent les zones de jeu : les zones visibles et invisibles ? Comment bouge-t-on dedans ? Comment s’y intègre la lumière ?  » Dans ce cadre, je travaille dans une conception très contemporaine du théâtre, où l’on casse plutôt les archétypes du théâtre classique. Il se trouve que dans l’exposition Parade, je me suis retrouvé confronté à un ensemble de jouets assez anciens qui, au contraire, rejouent en saynètes et en jouets des formes classiques du théâtre, voire très archétypées. Ce sont des conceptions avec lesquelles je suis plutôt en rupture habituellement. Quand j’interviens dans le spectacle vivant, j’arrive en iconoclaste, en apportant un regard de plasticien, très extérieur. C’est assez amusant parce que le metteur en scène avec qui je travaille se situe aussi dans un rapport à une figure traditionnelle de l’Arlequin, qu’il cherche à redéfinir de façon très contemporaine. Quelque part, j’ai retrouvé la même problématique dans ce projet. 

Dans cette exposition, tu es artiste, puisque tu réalises trois installations, mais aussi scénographe et graphiste. 


Mon travail artistique est traversé par différentes pratiques transversales : installation, dessin, photo, performance... auxquelles s’ajoutent mes expériences dans le domaine de la scénographie et du graphisme. Il y a, en tout cas, une dimension graphique très forte : beaucoup de choses tournent autour du signe, du mot et de la lettre. C’est donc sous cet angle que j’ai choisi d’intervenir. En sélectionnant les jouets, on a tout de suite vu qu’il fallait séparer l’exposition en deux parties : l’une consacrée au cirque, l’autre au théâtre. J’ai retrouvé dans les deux domaines des éléments très graphiques : affiches de cirque, jouets colorés, théâtre d’ombres... L’idée de réaliser un théâtre d’ombre, de le réinterpréter sous la forme d’une installation animée, s’est imposée. C’est ainsi que les choses sont nées et qu’elles s’entremêlent. Mon expérience dans le spectacle vivant a certainement nourri le regard que je portais sur les jouets autour de ce thème. Cela m’a donné aussi l’idée de faire intervenir l’acteur Didier Galas dans une pièce sonore en le faisant jouer ironiquement avec les anciennes dictions du théâtre classique. 

Comment as-tu conçu l’installation "Grande Parade" créée spécialement pour l’exposition ? 


C’est vraiment par le biais du mot, du langage, et du signe graphique que j’ai cherché à évoquer les grandes figures du cirque dans cette vitrine. Comme je l’ai dit, c’est souvent le levier par lequel j’attaque ma réflexion. Les silhouettes sont aussi reprises à d’anciens théâtre d’ombres, mais elles sont ici intégrées à une projection vidéo qui joue de façon comique avec les mots et les formes en mouvement, à la manière d’un numéro de clown ou d’acrobate. L’humour est aussi très présent dans mon travail artistique et j’ai cherché à faire advenir l’esprit du cirque dans ces jeux avec les lettres et les formes, de façon parfois assez grotesque ou énorme, comme les grosses blagues de clown qui font rire les enfants. 

Comment as-tu animé la vitrine "Tous en scène" ? 


C’est en réunissant deux jouets – un petit train électrique et le théâtre d’ombres – que je propose cette animation à la fois très simple et magique. 

Quelles silhouettes utilises-tu pour réaliser ce théâtre d’ombres contemporain ? 


Ce sont des silhouettes empruntées à des jouets anciens que j’ai ré-interprétées. Elles sont toutes liées à des figures traditionnelles du théâtre, mais dans des registres très variés que je me suis amusé à mélanger : la commedia dell’arte, le théâtre classique, le ballet, le concert, l’Orient fantasmé par une Europe coloniale, le cirque, les saltimbanques... J’ai croisé tous ces thèmes pour les réunir dans un grand théâtre d’ombres énigmatique. 

Dans l’exposition, d’autres artistes sont présents. Quel regard portes-tu sur leurs œuvres ? 


Le but était de donner à ce projet des lectures variées et de faire intervenir à la fois le populaire et l’artistique. L’artiste qui me tient particulièrement à cœur, c’est Jacques Tati, dont on montre un extrait de Parade dans l’exposition. Dans tous ses films, la notion de silhouette est très importante. D’ailleurs la sienne est tout de suite reconnaissable, comme une silhouette de théâtre d’ombres. Dans certains de ses films, il est parfois hors-champ, on le voit passer, et on le reconnaît immédiatement. La manière dont Pierre Etaix l’a représenté dans ses croquis participe de cette vision. 

Et Alexander Calder ? 


Je connais depuis longtemps son cirque, et ce film où on le voit jouer avec. Je l’ai revu plus longuement lors de l’exposition qui lui était consacrée au Centre Pompidou en 2009. À mes yeux, il illustre parfaitement l’idée de créer un monde avec des figurines. Enfant, je créais mon tour de France, mes batailles de tuniques bleues, mon aéroport… Je retrouve chez Calder ce même rapport simple, direct et enfantin avec le jouet. 

Et les films animés de Lotte Reiniger ? 


J’ai découvert son travail à l’occasion de l’exposition et cela a fortement orienté mon travail de recherche autour des figures du théâtre d’ombres. Ses films sont très beaux, et assez contemporains esthétiquement parlant. Ils sont un écho parfait aux deux vitrines que j’ai conçues en utilisant aussi des silhouettes découpées et la technique de l’animation. 

Et les photographies démesurément agrandies de masques de clowns de Valérie Belin ? 


C’est un travail que j’apprécie beaucoup. Elle s’est récemment confrontée aux notions de performance, et à l’espace du spectacle et de la scène au Centre Pompidou. Ce qui est intéressant dans ses deux photographies, c’est à la fois l’utilisation du noir et blanc pour représenter la figure bigarrée du clown, et l’ambiguïté de l’apparition de l’objet : on ne sait pas si on a affaire à une tête ou à un masque, et cette inquiétante étrangeté est très présente dans l’univers du cirque. Le cirque, pour moi, ce n’est pas seulement des souvenirs de rire, c’est aussi une certaine terreur enfantine. Je crois que c’est inhérent au côté très démonstratif de ce type de spectacle, aux couleurs grossières, au bruit... On retrouve cela dans les photos de Valérie Belin. 

Quels sont tes projets à venir ?

Il y en a beaucoup, et dans des domaines très variés. Une exposition personnelle cet hiver à la galerie Contexts à Paris. Puis des projets de spectacles avec Didier Galas : Aïlòviou, un spectacle mis en scène par Christian Rizzo, qui a été créé à Rennes en novembre dernier ; une conférence Rabelais versus Nostradamus au printemps 2014 à l’auditorium du musée du Louvre... Et une performance dans le cadre de l’exposition aux Arts Décoratifs.