AU DEBUT ETAIT LE VERBE... (Julien Zerbone)
«Il va se passer quelque chose» : voilà ce qu’on lit au revers d’un panneau installé à un croisement du centre-ville de Flers. La phrase nous met en garde contre un événement quelconque, dont la nature ne nous est pas précisée. Au centre d’une ville par ailleurs calme, où probablement il ne se passe pas grand chose, à quoi rime un tel avertissement ? Ou exprime-t-elle en fait un souhait ? Que désigne l’énoncé par ailleurs, ce qu’il va advenir et qui reste flou, ou le fait même d’un événement, d’un accident ? Ou devons-nous au contraire comprendre que le quelque chose a déjà eu lieu, que le panneau lui-même est un événement et que l’attente et la recherche de l’événement constituent les conditions de son avènement ?
Le langage chez Jean-François Guillon est performatif, l’énoncé révèle ce que le réel recèle de puissance, de possibilité, un « bruit blanc » au sens de cette tension qui parcourt le monde et qui lorsqu’elle atteint un certain degré, se mue en événement. A la surface de la pratique de l’artiste, on croit percevoir l’idéal d’un monde intelligible, d’un monde qui nous parlerait et que l’on pourrait lire. Des mots, des signes du quotidien peuplent ses photographies, qu’il s’agisse de signes, d’éléments de signalétique, de pancartes... Autant d’objets et de messages qui, au quotidien, nous aident à nous diriger, à comprendre notre environnement. Mais ce que l’on ressent à mieux y regarder – et à moins y comprendre – est que nous passons bien « à travers des forêts de symboles », à travers des bruissements, ceux de la ville et du monde. Les mots, les signes, les symboles ne sont pas transparents, ils ne désignent pas quelque chose qui passerait à travers eux. Au contraire possèdent-ils une matérialité, cachent-ils autant qu’ils montrent, et révèlent ainsi leur nature de signes, jusqu’à parfois ne plus rien désigner d’autre qu’eux-mêmes.
Le travail de Jean-François Guillon se situe ainsi à la lisière du langage, là où la répétition, les bugs, les malentendus sont rois. On pense ainsi aux trois flèches formées par le panneau, le pignon et la peinture du pignon d’une maison; à cette place garnie de trois symboles «handicapés», deux de trop laissant entendre que l’on pourrait en parquer trois sur une place; on pense aussi à cette ombre qui semble dessiner une main sur la façade de « L’église du plein évangile ». Quasi muets, en tout cas fort peu diserts, les signes et les objets photographiés sont autant de failles qui nous révèlent une profondeur dans le réel, non pas un ailleurs, mais un être sous la surface des apparences, voire une épaisseur et une profondeur de la surface.
De fait, l’art de Jean-François Guillon pourrait se résumer au passage et au suspens : il y a d’une part ces hors-champs qui marquent les images, ces ailleurs soulignés que nous ne pourrons qu’imaginer : une barrière remontée pointant vers le ciel, l’ombre d’un panneau entre deux voies ferrées, l’invitation à une « exposition de monuments » que nous ne pourrons honorer... Tout pointe alors sur une absence, le signe est comme orphelin de ce qu’il nous signifie. À ce hors-champ s’ajoute une logique de passage, de correspondances entre images, entre objets, à l’intérieur et entre les images : des signes handicapés, des flèches, des horloges qui réapparaissent, suggérant une logique sous-jacente qui cependant nous échappe. On a toujours quelque chose sur le bout de la langue avec cet artiste, on reste toujours sur un seuil. Il y aussi, profondément ancrée, cette temporalité, cette entropie : les horloges qui ne donneront plus l’heure, l’omniprésence d’objets déclassés, désaffectés, de déchets, les photographies de l’artiste sont peuplées de rebuts – rébus ? – et d’éléments et de mots qui ne signifient plus tout à fait, ou alors ils signifient trop, qui sont superflus, qui n’ont rien d’autre que leur présence à offrir au regard. Il y a aussi ces instants fugaces, ce drapeau pris dans l’horloge, ce haut-de forme posé sur le globe du lampadaire... Ces « points de suspension » dans la course du temps, qui regorgent d’une présence d’autant plus forte qu’ils refusent toute intégration dans un ensemble, quel qu’il soit.
C’est justement lorsque le matériau sonore et visuel ne fonctionne plus, cesse de transmettre et se donne à percevoir dans toute sa matérialité qu’il devient concret, qu’il révèle par ses failles même son absolue unicité qu’il devient matériau de la poésie. Il peut alors donner lieu à ces Morceaux choisis que Jean-François Guillon découpe et dispose à l’état de fragments presque illisibles dans un présentoir à cartes postales. Morceaux choisis, ces œuvres le sont bel et bien entre les mains de ce poète visuel et concret qui ne cesse, malgré leur résistance à toute logique et discours, de les agencer, de les produire au sein de séries, de mettre en œuvre simultanément des logiques de fragmentation et d’ajout : ainsi, mises en correspondance par la page du livre ou le mur de la galerie, les photographies « riment » confusément les unes avec les autres, offrent au regard et à la mémoire du spectateur des résonances qui confèrent à ses séries l’allure de partitions mentales.
Par Julien Zerbone / Plaquette "Réactifs ", 2 Angles, 2012