Entretien avec Marie Rouhète et Marie-José Rodriguez (Centre Pompidou)
Entretien réalisé pour le Centre Pompidou, à l'occasion de la diffusion de "La flèche et le moineau" aux Spectacles Vivants.
On vous connait artiste plasticien, diffuseur d’art, graphiste, et depuis 2007 scénographe. Quelle est votre place dans le milieu artistique ?
Je suis plasticien. Le graphisme est pour moi une activité parallèle qui entre parfois en résonance avec mes productions artistiques. Diffuseur d’art, ça n’est pas antinomique avec ma pratique artistique : je me suis occupé pendant un temps de la programmation d’une galerie à Nantes. Il m’arrive encore de faire du commissariat d’expositions où je peux, ou non, présenter une pièce personnelle. Récemment encore on m’a donné une carte blanche pour présenter dans un même lieu une exposition personnelle et une exposition de groupe. Ce fut un moment d’échanges et de discussions que je ne sépare pas du travail de conception. Quant à être scénographe, je ne sais pas si c’est vraiment le mot. Définir mon rôle, en effet, pose souvent un problème. Il y a des artistes plasticiens qui sont dans une démarche très solitaire, pour ma part j’apprécie l’échange, et je le pratique de plus en plus, particulièrement en participant à des projets dans le spectacle vivant. J’y ai vraiment découvert un travail d’équipe et c’est ce qui m’intéresse et qui me fait rebondir sur ma propre pratique.
Alors, prenons le temps de préciser votre pratique de plasticien.
Mon travail interroge les notions de langage, de signe, de mot et de sens. Il a d’abord pris la forme de sculptures, d’installations. Je suis également allé vers la performance, puis j’ai participé à des projets de spectacle vivant. Dans mes performances, il y a une part de scénographie : je me mets en scène en manipulant des objets sur lesquels sont écrits des mots. En les déplaçant, des phrases se forment et se déforment. Du coup, en m’intéressant à ces formes, des chorégraphes − et le premier fut David Rolland à Nantes − m’ont proposé d’intégrer ce travail dans leurs spectacles. Dans mes premières participations au spectacle vivant j’étais donc moi-même en tant qu’artiste sur scène en train de faire mes performances. J’ai travaillé ensuite avec Didier Galas. Non seulement je passais de la danse au théâtre mais Didier m’a demandé d’avoir une conception visuelle globale du spectacle. Ce qui comprend la scénographie, les costumes mais aussi une réflexion plus en profondeur sur ce qu’est un spectacle et ce qu’on fait exactement sur scène. En fait, dès ma première performance, je connaissais déjà Didier, et je l’avais consulté sur un certain nombre de questions… Puis nous n’avons rien fait ensemble jusqu’en 2007, date du travail sur Rabelais. De fil en aiguille, il s’est passé une alchimie entre nous, qui a été croissante. Avec La Flèche et le Moineau, un pas de plus a été franchi, j’ai été intégré à l’équipe tout au long de la conception, et finalement je suis aussi présent sur scène.
Que cherchez- vous dans votre travail sur les mots et le sens ?
En fait ce ne sont pas seulement les mots que j’utilise, c’est aussi le signe, disons que je suis travaillé par la question du texte et que j’ai un intérêt assez fort pour la littérature. Peut-être un désir d’écrire finalement qui, un jour, a surgi sous la forme du texte mis en espace. Cet intérêt pour le signe peut passer par un texte mis en espace mais aussi par des photographies de choses lues dans la ville (1), des panneaux altérés et qui, du coup, signifient autre chose. Dans mon travail plastique sur le langage, ce qui m’intéresse est de donner à entendre un certain silence du signe, sa présence absence dans des espaces où on sent qu’il y a un sens qui devrait être là mais qui n’y est pas.
Comment voyez-vous le travail de Didier Galas ? Comment se sont opérés les liens entre sa pratique et la vôtre ?
Je ne peux pas dire que je suis, depuis longtemps, un passionné de théâtre. La danse, et son langage muet des corps, m’attire davantage. Le théâtre fait une grande place au texte et, de plus, on lui donne souvent une certaine emphase. Didier, justement, n’aborde pas le théâtre en travaillant le phrasé, la déclamation du texte. Pour lui, ce sont des états de corps qui font la présence et la façon dont le texte se fait entendre. Pour vous répondre sur les liens qui se sont opérés entre son travail et le mien, j’évoquerai d’abord le premier spectacle pour lequel j’ai réalisé la scénographie, Paroles Horrifiques et Dragées perlées, d’après Rabelais. Il se trouve que j’étais, comme Didier, un grand lecteur de Rabelais. Quand il a décidé de mettre en scène ce texte nous en avons beaucoup parlé. Il me disait : « j’ai envie de donner à entendre chez Rabelais, non pas certaines de ses visions sur le carnaval, sur la bonne chair, etc., mais sa langue ». Avec ma propre recherche sur les mots, je voyais bien vers quoi il voulait aller, comment faire apparaître, à partir d’une page blanche qui serait la scène, le texte de façon visuelle à travers des états de corps. Quand il m’a proposé d’y participer, il m’a donné pour point de départ l’idée que les acteurs arrivent sur scène comme des performeurs qui vont être là pour donner à entendre du Rabelais d’une façon ludique et jubilatoire. Du coup, j’ai proposé une forme plastique qui, pour moi, est une sculpture, mais qui, sur scène, se trouvait être le support de jeu des acteurs. Ils allaient devoir manipuler cette sculpture, comme je manipule les objets que j’invente dans mes performances, mais à une échelle supérieure, celle de la scène et du spectacle entier.
A quoi ressemblait cette sculpture qui était aussi un support de jeu pour les comédiens ?
Cet objet se composait d’une grande grille qui s’étendait sur toute la scène, en forme de livre ouvert, noire, assez imposante sculpturalement, et d’un jeu de plaques de bois sur lesquelles étaient peintes, sur les deux faces, des lettres. Tout au long du spectacle, les acteurs formaient des mots en mettant, retournant ou déplaçant les plaques. On comprenait peu à peu qu’ils étaient en train de jouer avec la langue de Rabelais verbalement, visuellement, et corporellement aussi, puisque l’œil du spectateur se raccrochait à cette grille qui était le support de leur jeu. Puis, à un moment, on entrait dans la folie de Rabelais, le carnaval, le renversement des valeurs, car les plaques n’étaient pas seulement support de lettres mais aussi de couleurs toutes différentes, créant un jeu chromatique comme une peinture abstraite. Didier avait souhaité que l’état de la scène à la fin de la représentation puisse exister comme une de mes œuvres. Cette grille a d’ailleurs été présentée en tant que sculpture dans une exposition. Activée le soir du vernissage au cours d’une performance, son état final, avec des lettres par terre et un texte écrit sur la grille, est resté le temps de l’exposition. Cette sculpture, bien que sa conception ait été déclenchée par le spectacle, a donc une existence autonome.
Comment cette sculpture pour le Rabelais conduit-elle au spectacle actuel, La Flèche et le Moineau ?
C’est une suite assez logique. Notre échange avait tellement bien fonctionné que Didier a souhaité qu’on retravaille ensemble, non plus sur la langue de Rabelais mais sur l’univers littéraire de Gombrowicz, d’après son Journal et son roman Cosmos. La question du sens et du signe traverse toute l’œuvre de Gombrowicz et particulièrement ce roman : cette flèche, qui tout d’un coup s’impose, montre-t-elle quelque chose ? Qui l’a mise là ? Que veut-elle dire ? Ici, le mot sens est à prendre dans toutes ses acceptions : sensation, signification et direction dans l’espace. Partant sur l’idée d’un spectacle où il y aurait des acteurs et des danseurs, il m’a proposé d’être présent pendant sa période de conception pour réfléchir ensemble sur les rapports entre spectacle et réel, scène réelle et fiction, sur des questions telles que : n’est-on là que pour le spectacle ? est-on acteur juste quand on est sur scène ? danseur quand on est en train de danser ? et moi, qui suis plasticien, allais-je devenir un interprète en montant sur scène ou un spectateur en revenant dans la salle ? Revenons-en au théâtre et à ses limites. Ce n’est pas nouveau de voir des danseurs sur une scène théâtrale, Shakespeare, entre autres, le faisait déjà. C’est justement ce qui fonde le désir de Didier de faire du théâtre. S’il a toujours fait appel à des chorégraphes comme participants à ses créations, travaillé avec des danseurs, là, il a voulu aller plus loin en mettant sur un même plan acteurs et danseurs.
Finalement, y a-t-il encore, dans ce spectacle, une scène théâtrale ? Est-ce la même que la scène de l’exposition ? Y a-t-il une scène contemporaine où toutes les formes de scènes s’enrichiraient les unes les autres ?
Il y aurait beaucoup à dire pour répondre à cette question. Sur la conception de la grille du Rabelais par exemple : la forme du spectacle, assez classique, se construisait sur une frontalité qui n’existe pas dans l’exposition. Il s’agissait là de concevoir un objet qui allait être vu sur une face, contrairement à une sculpture autour de laquelle on tourne. La grille vue uniquement de face, avec ses états successifs, répondait aussi à la question de la temporalité. L’état de lumière très particulier sur une scène de spectacle m’a également conduit à jouer avec les costumes et les plaques colorées pour aboutir à un éclatement visuel, un foisonnement de couleurs qui, en même temps, traduisait l’univers de Rabelais. Avec La Flèche et le Moineau nous avons cherché à dépasser cet espace de la scène. Ainsi, de nombreux éléments de scénographie ne sont pas sur la scène, mais dans la salle, ce qui va dans le sens du texte de Gombrowicz où les personnages se demandent toujours : « Cet objet là, était-il là ou pas tout à l’heure ? » Il s’agissait ainsi que le spectateur puisse se poser la question : « Cet objet a-t-il été mis là parce qu’il fait partie du spectacle ? Et qu’est-ce qu’il veut dire ? Ou est-ce un hasard ? ».
Au départ du spectacle, il y a un texte écrit par Didier Galas à partir d’extraits du Journal et de Cosmos de Gombrowicz. Comment vous a-t-il transmis sa propre réécriture pour que vous puissiez travailler à l’aspect visuel de la pièce ?
Avant et pendant qu’il écrivait, j’ai relu ou lu Gombrowicz, son écriture et la conception visuelle de la pièce se sont passées en phase. Notre décision commune a vite été de privilégier un dispositif extrêmement simple pour laisser la place aux acteurs et aux danseurs, et pour exprimer cette sincérité du Journal où Gombrowicz parle de problèmes existentiels d’une façon très humaine. Un premier parti pris a été d’avoir deux tables sur la scène, de s’en servir comme d’un objet modulable pour créer des espaces. Didier m’avait dit qu’il voulait dans le spectacle une forme qui revienne tout le temps pour évoquer ces repas du soir où tous les personnages, dans Cosmos, se retrouvent. Dans le spectacle il y a les tables et ces moments de rassemblement autour des tables. Un deuxième parti pris a été de disposer sur la scène des morceaux de bois qui sont également présents dans Cosmos. De là est née l’idée que je manipule ces morceaux de bois sans que les acteurs me voient, pour qu’ils les découvrent, s’interrogent sur leur présence et, du coup, les spectateurs avec eux : « Qui a mis ça là ? ». Mes interventions sont très réglées pour qu’acteurs et danseurs ne me rencontrent pas et que les spectateurs soient visuellement attirés à des endroits de la scène qui leur fassent oublier ma présence. Un élément essentiel arrivé assez tard dans la conception de la scénographie est le plancher qui délimite l’espace de jeu. Les personnages le quittent parfois pour aller voir des signes dans la salle. Ce plancher, formant un carré au sol, est aussi pensé comme une figure de l’échiquier. On sait que Gombrowicz jouait beaucoup aux échecs.
Dans Cosmos il y a deux grands espaces d’obsession : le petit bois où l’oiseau est pendu et les bouches de Catherette et Léna. Comment ces espaces imaginaires sont-ils restitués dans le spectacle ?
Le dernier élément, qui n’est pas un des moindres de la scénographie, est un moineau pendu dans la salle au-dessus du public. Presque invisible au départ, il est mis en lumière au moment où les acteurs le voient, l’apparition devient saisissante pour les spectateurs. Le petit bois, quant à lui, est évoqué par les morceaux de bois disposés aussi bien sur la scène que dans la salle ainsi que par le moineau pendu. L’espace mental sur l’intérieur de la bouche, qui est aussi un espace érotique, est évoqué par le rapprochement des corps des acteurs et des danseurs tout au long du spectacle. Enfin, je n’en ai pas encore parlé, mais c’est une des premières choses qu’on voit, l’une des tables est trouée, un trou rond comme un perchoir qui, très rapidement, sert aux acteurs pour faire dépasser une main… Il y a des mains dans la bouche et des mains dans ce trou. C’est aussi l’œil du voyeur, l’œil de la femme qui observe, des gens qui observent au travail. Parce qu’il y a du voyeurisme partout dans Cosmos, le trou dans la planche est pour moi la forme de cette présence. Didier Galas a voulu rassembler dans ce spectacle des acteurs, des danseurs et un non-interprète. Vous êtes ce non-interprète. Quel est le rôle du non-interprète ? Dans la phase de création du spectacle, Didier a posé la question du texte aux danseurs, et la question du corps aux acteurs, il m’a aussi demandé d’être présent sur scène. Il nous donnait à chacun des extraits de textes à partir desquels nous devions faire des propositions. C’était très déroutant et en même temps très stimulant. Nous étions tous là au même niveau. Entre interprète et non interprète, il voulait brouiller les cartes. Le résultat, certifié par les spectateurs, est qu’on ne sait plus qui est danseur, qui est acteur. En ce qui me concerne, mon statut est à part, je fais peu de choses sur la scène, je manipule des bouts de bâton et, à sa demande, de la façon la plus naturelle possible. D’ailleurs, j’étais devenu pour tous, à la fin de la conception du spectacle, Monsieur Réel. J’étais une balise de réalité. A certains moments ma présence leur apportait quelque chose, à d’autres ils m’oubliaient, présence et absence qu’on retrouve chez Gombrowicz. Acteurs et danseurs ont beaucoup travaillé sur la frontière ambiguë entre naturel et non naturel. Ce trouble se ressent dans le spectacle quand, par exemple, les acteurs arrêtent d’être des acteurs et vont dans la salle pour dire : « Qu’est-ce que c’est ce moineau qui est pendu, qui l’a mis là ? ». Ils n’en restent pas moins interprètes et tous les registres font partie de leur éventail de jeu. Ma position, en tant que non-interprète, ajoute à cette façon de perdre le spectateur.
Comme Gombrowicz perd facilement son lecteur, ce spectacle cherche à perdre les spectateurs, non pas à perdre leur attention mais à les perturber. Selon vous, quels sont les enjeux esthétiques de cette pièce ?
C’est, je pense, une positon philosophique et esthétique par rapport au monde, à la réalité, à l’observation, à l’interprétation. Le questionnement perpétuel sur les objets, leur sens, rejoint mes questionnements artistiques sur la forme. Comment une forme que j’ai créée et qui me parle peut-elle intéresser quelqu’un d’autre ? J’ai déjà mentionné cette adresse très simple et sincère, d’humain à humain, qu’il y a chez Gombrowicz. J’ai cherché dans une espèce d’épure à aller droit à cette simplicité. Les différents niveaux de jeu théâtral et dansé rejoignent aussi les problématiques des masques, être soi, pas soi, comme chez Gombrowicz.