Arnaud Laporte : Quel enchaînement de faits, dans votre histoire personnelle, vous a amené à être
du côté des arts plastiques et non pas du côté de la littérature ?
Jean-François Guillon : Au départ, j’ai sans doute été porté du côté de la littérature, je veux dire
très jeune, même si j’ai toujours aujourd’hui un fort intérêt pour cela. Et puis les arts plastiques,
c’est venu plus tard. En tout cas, dans un premier temps, ce qui est venu, c’est l’apprentissage de
techniques, celles de l’estampe, de la gravure… Et c’est par la suite que la sculpture est arrivée, et
dans la sculpture a ressurgi la littérature, ou du moins le langage.
A.L. : Cette entrée en matière un peu abrupte nous permet de rentrer de plain-pied dans le sujet,
l’objet de votre création : le texte, les mots, l’écriture possible. Quelle a été la première manifestation
de votre intérêt pour la chose écrite, pour le signe ?
J.F.G. : Peut-être plus que le signe, je dirais l’inscription : dans le cadre de cette pratique de l’estampe
dont je parlais au départ; et puis pour la littérature, ce qui est dû à mon histoire personnelle, avec
un grand-père libraire, traducteur de Lorca, qui avait un grand intérêt pour la poésie, et un père
linguiste, ce qui, de fil en aiguille a porté mon intérêt vers ces choses-là. Et par la suite, il y a eu
pendant longtemps dans le travail que j’ai réalisé en sculpture quelque chose de l’ordre d’un blocage
sur le sujet : quelque chose qui parle du mot qui n’advient pas, qui ne surgit pas. J’utilisais souvent
du papier blanc, de l’encre en suspension, ça parlait d’une possibilité d’écriture qui n’advient pas. Et
puis dans une seconde phase, ça s’est débloqué : c’est un peu ce qui se passe en ce moment.
A.L. : Ce fut le cas peut-être en 1998 avec « La pointilleuse » à la galerie du Wazoo ? Il s’agissait
d’une machine étrange située aux confins ou peut-être au-delà de l’écriture ?
J.F.G.: Oui, c’était une sorte de machine à traitement de texte un peu bricolée.
A.L. : Elle se présentait comment ?
J.F.G. : C’était une sculpture relativement imposante par rapport à l’espace de la galerie, qui se
présentait comme une grosse machine crachant par un petit tuyau de petites boulettes noires
pouvant ressembler de loin à des signes typographiques; ces petites boules se trouvaient d’une part
en tas au pied du tuyau, et étaient d’autre part alignées au mur de manière à former ce qu’on appelle
un gris typographique, c’est-à-dire des lignes qui pouvaient ressembler de loin à du texte écrit. Le
petit détail important, c’est que la machine était reliée par un fil électrique et une prise au secteur, ce
qui provoquait un questionnement : est-ce que ça marche ? Est-ce que c’est possible ?
A. L. : Ce questionnement, on le retrouve au CIPM, à Marseille avec l’exposition « Objets muetsobjets
parlants », début 2000 : dispositif, installation, quel mot préférez vous ?
J.F.G. : Dans ce cas-là c’était une installation, un alignement d’objets sur sept mètres de tables. Il
s’agissait d’objets provenant de champs très divers.
A.L. : Beaucoup de choses ramenaient à l’écriture, tout de même…
J.F.G. : C’est-à-dire que, justement, l’écriture est partout
A.L. : Mais : du papier, de l’encre, un clavier d’ordinateur…
J.F.G. : Mais il y avait aussi une bouteille de vin, un flacon de parfum…
A.L. : …Du produit à vitre
J.F.G. : Voilà…En fait, j’avais tenté de recenser dans mon quotidien, tous les endroits, tous les
supports où l’écriture est présente, même là où on ne le dénote pas toujours. Et j’avais essayé
de rendre quelque chose, à partir de là, comme la disparition du signe écrit. C’est quelque chose
qu’on retrouve souvent dans l’art contemporain, sous la forme de retouche photo : mais là j’ai
voulu fabriquer les objets eux-même, et révéler les signes écrits qu’ils contenaient en faisant
disparaître l’écriture. J’ai poncé, gommé, repeint t tout un ensemble d’objet hétéroclites dont il
ne fallait pas tout de suite percevoir la cohérence. Le spectateur devait se dire : « Qu’est ce qui
réunit tout ça ? ». Il y avait aussi un disque vinyle, une disquette, une cassette vidéo, c’est-à-dire
des supports de l’enregistrement, mais encore un tee-shirt… Le déclic devait se faire au bout d’un
moment : ce qui réunit ces objets, c’est l’absence d’écriture.
A.L. : Mais c’était au spectateur de faire le chemin ? Vous aimez que le spectateur soit confronté à
la pièce telle quelle, ou vous préférez les cartels explicatifs ?
J.F.G. : Non bien-sûr, je souhaitais ce temps de latence, cette ambiguïté ; Il ne fallait pas que tout
soit évident au premier regard.
A.L. : On va en venir à l’actualité de votre exposition « Tout dire du rien, rien dire du tout» à la
galerie Artem. Mais auparavant, je vous propose d’écouter Maurice Garrel lire le texte d’une
chanson de Serge Gainsbourg.
Mieux vaut penser à rien
Que ne pas penser du tout
Rien c’est déjà beaucoup.
On ne se souvient de rien
Et puisqu’on oublie tout
Rien c’est bien mieux
Rien c’est bien mieux que tout.
Mieux vaut ne penser à rien
Que de penser à vous.
Ça ne me vaut rien
Ça ne me vaut rien du tout
Mais comme si de rien n’était
Je pense à tous ces petits riens
Qui me venaient de vous.
Si c’était trois fois rien
Trois fois rien entre nous
Évidemment ça ne fait pas beaucoup.
Ce sont ces petits riens
Que j’ai mis bout à bout.
Ces petits riens
Qui me venaient de vous.
Mieux vaut pleurer de rien
Que de rire de tout
Pleurer pour un rien
Rien c’est déjà beaucoup.
Mais vous, vous n’avez rien dans le coeur.
Et j’avoue, je vous envie
Je vous en veux beaucoup
Ce sont ces petits riens
Qui me venaient de vous.
Les voulez-vous ?
Tenez !
Que voulez-vous ?
Moi je ne veux pour rien au monde
Plus rien de vous.
Pour être à vous
Faut être à moitié fou !
A.L. : Une autre façon d’entendre les mots, les mots d’une chanson, comme vous pouvez nous proposer
une autre façon de voir les mots à la galerie Artem à Quimper, qui vous reçoit aujourd’hui. Comment
avez-vous voulu répondre à cette invitation ?
J.F.G. : En fait, l’invitation était complètement ouverte. J’ai voulu présenter l’état actuel de mon travail,
de mes recherches. Donc, c’est d’une part un ensemble de photos, car ce travail est en cours, c’était
l’occasion de le montrer en tirant certaines photos. D’autre part, un aspect de la galerie qui m’intéressait
était sa vitrine, et l’espace de la première salle visible de la rue piétonne. J’ai donc installé un dispositif
constitué de panneaux sur lesquels sont inscrits des mots. On peut bien sûr se promener autour des
panneaux, dans l’installation, mais on peut aussi les lire depuis la rue. C’est une installation semblable à
celle que j’ai présentée dernièrement à Avignon, avec un dispositif un peu différent, prenant en compte
l’espace de la galerie.
A.L. : On va détailler un peu les pièces présentées dans cette exposition. Mais « Tout dire du rien, rien dire
du tout» : c’est un programme ou un Haïku ?
J.F.G. : C’est en effet une forme de Haïku, mais c’est aussi la résolution d’un jeu de mot obtenu à partir
de règles que je m’étais données pour un travail présenté auparavant à Avignon, au Centre Européen
de Poésie. Il s’agissait d’une performance réalisée avec le comédien Didier Galas. Nous manipulions
des sacs en papier sur lesquels étaient inscrits des mots. Des mots très simples, très lisibles, comme
« tout » et « rien». en déplaçant les sacs (les mots étaient inscrits sur les deux faces) on provoquait
des rencontres de mots de manière à ce qu’en les interchangeant, il se forme une sorte de poème qui
s’organise au fur et à mesure, sous nos yeux, de la même manière qu’avec les panneaux à la galerie
Artem. C’est pendant cette performance que la formule est apparue. «Tout dire du rien », et en retournant
les sacs : ’rien dire du tout’. Je m’étais arrêté sur celle-ci pour l’exposition à Artem.
A.L. : Alors, pour le décrire, c’est une sorte de poème visuel aléatoire… Concrètement, que voit-on ?
J.F.G. : Ce sont des panneaux d’un mètre de haut, très légers puisqu’ils sont en polystyrène. Il y a deux
panneaux au milieu sur lesquels on peut lire « dire » et « du », et de chaque côté les panneaux « tout
» et « rien ». Ces deux derniers panneaux sont entraînés par des moteurs qui les font tourner sur euxmêmes
de façon imperceptible, très lentement. On peut donc lire de temps en temps « Tout dire du rien
», et une fois les panneaux retournés, « Rien dire du tout ».
A.L. : On avait déjà vu le même type de dispositif dans « La borne » à Orléans, mais là c’est un autre type
de travail ?
J.F.G. : A Orléans, il s’agissait de cubes, avec un mot sur chaque face. Les possibilités étaient plus
grandes, et il y avait un mot au centre en lettres d’enseignes lumineuses. Les lettres d’enseignes
sont importantes dans mon travail, c’est de leur observation que tout provient. Tout ce travail sur les «
poèmes visuels aléatoires » est venu d’un premier travail sur les enseignes. C’était mon premier travail
utilisant la photographie. Je m’étais mis à photographier des mots dans les enseignes, de façon isolée,
et à les réunir. Le point de départ de ce « work in progress » a été l’exposition au CIPM, à Marseille.
J’avais proposé une collaboration à Pierre Giquel, qui est critique et poète. Je lui envoyais par la poste
des photos de mots d’enseigne, et lui devait écrire un texte à partir de ce qu’il y lisait. Peu a peu s’est
constitué un corpus d’images qui s’est enrichi au fil du temps et que je complète encore aujourd’hui. J’ai
donc voulu en tirer quelque chose et c’est là qu’est venue l’idée du diaporama qui a successivement été
montré à la galerie Interface à Dijon, puis à Avignon avec Entrée 9, et aujourd’hui à Artem. Il s’agit de
deux projecteurs diapos, donc deux paniers de quatre-vingts diapos. Dans le premier projecteur, il y a
des substantifs, dans le second des adjectifs, des compléments, etc.…Les mots, lorsqu’ils se rencontrent
de façon aléatoire, projetés au mur, forment des couples parfois cohérents, parfois absurdes.
A.L. : Ca peut donner quoi ?
J.F.G. : « Cloison de l’huître », « Diffusion des femmes »… Mais aussi « Boucherie de l’océan ». J’y ai
aussi glissé quelques images d’enseignes détruites, où le mot est illisible.
A.L. : La photographie est importante, donc, aujourd’hui. Vous nous avez amené quelques tirages
que nous avons devant nous. Voyons celle-ci, par exemple : comment ça vient, comment ça naît une
photographie comme celle-ci ? Comment ça se cadre ? Comment ça existe dans votre esprit ?
J.F.G. : C’est justement la poursuite du travail sur les enseignes qui m’a fait venir à ces photographies.
C’était déjà quelque chose que je pratiquais : guetter le signe écrit dans l’environnement urbain, dans
mon environnement le plus proche. Ce sont des choses vues pendant mes déplacements, mes
promenades : des enseignes, des pancartes, des affiches, des mots qui restent au mur. Celle-ci par
exemple, c’est juste un panneau de rue : « Rue obscure » qui m’a arrêté. Cela m’évoquait l’univers
surréaliste, et en même temps, je l’ai vue dans une rue ensoleillée, sous un ciel bleu, sur les hauteurs de
Douarnenez. Il y avait un contraste très fort qui me paraissait intéressant. Comme pour les autres photos,
j’ai cherché à ce que le panneau soit lisible, mais ne soit pas l’élément central de la photo. C’est surtout
une photo de paysage urbain.
A.L. : Un autre exemple ?
J.F.G. : Eh bien ici encore, un panneau qui s’approche de l’univers surréaliste : c’est une plaque qui
est située prés de chez moi, devant laquelle je passe tous les jours, et qui m’intrigue. On peut y lire :
« laboratoire identiques ». C’est une sorte de plaque de médecin. Si on regarde bien, on voit que «
identiques » est au pluriel, et laboratoire au singulier. Il s’agit sans-doute du nom d’une société, mais le
regard rapide du passant, celui qui m’intéresse, comme celui qui regarde défiler les diapositives, peut y
trouver un mystère fort : laboratoire identiques… De quoi s’agit-il ?
A.L. : Il ne faut surtout pas aller à la porte pour savoir ce que c’est ?
J.F.G. : Je me retiens. Ce que je peux dire aussi de cette photo, c’est la chose suivante : après le
diaporama, j’ai réalisé en quelque sorte avec les panneaux des « poèmes visuels aléatoires », mes
propres enseignes. De la même façon, après avoir réalisé ce cliché, j’ai fait fabriquer une plaque du
même type, que j’ai présentée conjointement aux photos. On peut y lire :
« A. Rebours, 1er étage » : Anatole rebours ? Antoine Rebours ? Un psychanalyste ? Le mystère
s’épaissit…
A.L. : Jean-François Guillon, on le comprend, ce travail est le fruit d’un sillon que vous creusez depuis
longtemps. Il ne manque pas d’humour, d’un certain décalage dans la vision du monde. C’est-à-dire être
conscient du monde et de ses traces, autour de nous, mais avec une petite distance ironique, amusée ?
J.F.G. : Oui, en même temps cela est contenu dans le monde, intrinsèquement, puisque cela arrive
quotidiennement : un mot tombe d’une enseigne, et on y lit autre chose. Une affiche est collée à côté
d’une autre, et tout d’un coup, fait sens autrement, car on y parlait de deux choses différentes, et une
troisième apparaît subitement. Des choses comme ça arrivent toutes seules, j’essaie de les
guetter, ou, parfois, de les provoquer.
Multipiste, France Culture, 2001.
Entretien réalisé pour le musée des Arts Décoratifs à l'occasion de l'exposition "Parade" à la galerie des jouets
Quel a été, enfant, ton jouet préféré ?
Je m’amusais beaucoup à représenter, dans ma chambre, des mondes imaginaires avec des jouets : des jeux de construction, des figurines, un peu comme on construit des maquettes. Je l’ai beaucoup fait avec des Lego, notamment. J’ai construit en particulier un aéroport, une ville à laquelle j’avais donné un nom…. Je reconstituai aussi le Tour de France avec des cyclistes en métal ou la guerre de sécession avec des Playmobil. En revanche, je n’étais pas très intéressé par les jeux de société.
Que signifie pour toi le titre de l’exposition « Parade » ?
Je trouve ce mot assez polysémique et ouvert. Il y a beaucoup d’acceptions, de notions et d’images qui tournent autour. Cela me fait penser d’abord au cirque, à un défilé qui annonce le spectacle, mais aussi à une parade dans la ville, à des fanfares. Je pense évidemment au spectacle Parade, à tous les surréalistes qui ont participé à ce projet. C’est une référence importante dans ma culture artistique. Ce mot évoque aussi pour moi le film Parade de Jacques Tati qui rend hommage au cirque. J’apprécie ce titre parce qu’il renvoie à la fois au monde du cirque et à celui de l’art en général.
Pour la signalétique de l’exposition, tu as choisi une typographie liée au monde du cirque.
J’ai voulu jouer avec de la typographie qui danse et de la vidéo d’animation, ce qui est une des constantes de mon travail actuellement. Mais c’est vrai que dans le monde du cirque on retrouve aussi une présence assez forte de la typographie, sur de grandes affiches colorées.
Peux-tu parler de l’univers graphique dans cette exposition ?
Je m’amuse à mixer les mots dans la signalétique, tout au long de l’exposition. C’est une façon de jouer avec la langue qui est souvent présente dans mon travail, et qui s’apparente aux pratiques OuLiPiennes, ou à celle des jeux de langage pratiqués dans la littérature et la poésie. Dans les vidéos animées, par exemple, j’ai imaginé des jongleurs lançant des lettres en l’air. En retombant, elles se croisent et forment des mots, d’autres mots…
Comment as-tu composé la scénographie des jouets ?
Dans la vitrine du cirque, il me paraissait évident de retrouver ce que je faisais enfant (et qui est d’ailleurs ce que l’on voit chez Alexander Calder, dont un extrait du film est présenté dans l’exposition), à savoir créer des saynètes. J’ai donc proposé de présenter les jouets sur des plateaux ronds et colorés comme des pistes de cirque sur lesquelles des numéros se jouent.
Dans la vitrine du théâtre, je me suis amusé à composer une scène et ses spectateurs, mais aussi les « à côtés » du théâtre comme les affiches. J’ai recréé l’intérieur et l’extérieur d’un théâtre un peu improbable où tout se mélange, à des époques différentes. Des marionnettes regardent d’autres marionnettes… Différents registres s’entrecroisent.
Comme tu l’as dit, Parade évoque le monde du théâtre. Quel regard portes-tu sur le théâtre ?
Il y a, d’une part, le regard que je porte sur le théâtre à travers les projets de spectacles auxquels je participe en tant que scénographe, et, d’autre part, celui que j’ai porté sur les jouets de l’exposition et ce qu’eux-mêmes véhiculent comme vision du théâtre. J’ai souvent été appelé, en tant que plasticien, à participer à la conception visuelle de spectacles, particulièrement avec Didier Galas, avec qui je travaille régulièrement. On me demande en général d’apporter un regard visuel, une réflexion sur l’espace : « Dans quel espace évolue-t-on ? Quels sont les événements scénographiques qui définissent les zones de jeu : les zones visibles et invisibles ? Comment bouge-t-on dedans ? Comment s’y intègre la lumière ? »
Dans ce cadre, je travaille dans une conception très contemporaine du théâtre, où l’on casse plutôt les archétypes du théâtre classique. Il se trouve que dans l’exposition Parade, je me suis retrouvé confronté à un ensemble de jouets assez anciens qui, au contraire, rejouent en saynètes et en jouets des formes classiques du théâtre, voire très archétypées. Ce sont des conceptions avec lesquelles je suis plutôt en rupture habituellement. Quand j’interviens dans le spectacle vivant, j’arrive en iconoclaste, en apportant un regard de plasticien, très extérieur. C’est assez amusant parce que le metteur en scène avec qui je travaille se situe aussi dans un rapport à une figure traditionnelle de l’Arlequin, qu’il cherche à redéfinir de façon très contemporaine. Quelque part, j’ai retrouvé la même problématique dans ce projet.
Dans cette exposition, tu es artiste, puisque tu réalises trois installations, mais aussi scénographe et graphiste.
Mon travail artistique est traversé par différentes pratiques transversales : installation, dessin, photo, performance... auxquelles s’ajoutent mes expériences dans le domaine de la scénographie et du graphisme. Il y a, en tout cas, une dimension graphique très forte : beaucoup de choses tournent autour du signe, du mot et de la lettre. C’est donc sous cet angle que j’ai choisi d’intervenir.
En sélectionnant les jouets, on a tout de suite vu qu’il fallait séparer l’exposition en deux parties : l’une consacrée au cirque, l’autre au théâtre. J’ai retrouvé dans les deux domaines des éléments très graphiques : affiches de cirque, jouets colorés, théâtre d’ombres... L’idée de réaliser un théâtre d’ombre, de le réinterpréter sous la forme d’une installation animée, s’est imposée. C’est ainsi que les choses sont nées et qu’elles s’entremêlent. Mon expérience dans le spectacle vivant a certainement nourri le regard que je portais sur les jouets autour de ce thème. Cela m’a donné aussi l’idée de faire intervenir l’acteur Didier Galas dans une pièce sonore en le faisant jouer ironiquement avec les anciennes dictions du théâtre classique.
Comment as-tu conçu l’installation "Grande Parade" créée spécialement pour l’exposition ?
C’est vraiment par le biais du mot, du langage, et du signe graphique que j’ai cherché à évoquer les grandes figures du cirque dans cette vitrine. Comme je l’ai dit, c’est souvent le levier par lequel j’attaque ma réflexion. Les silhouettes sont aussi reprises à d’anciens théâtre d’ombres, mais elles sont ici intégrées à une projection vidéo qui joue de façon comique avec les mots et les formes en mouvement, à la manière d’un numéro de clown ou d’acrobate. L’humour est aussi très présent dans mon travail artistique et j’ai cherché à faire advenir l’esprit du cirque dans ces jeux avec les lettres et les formes, de façon parfois assez grotesque ou énorme, comme les grosses blagues de clown qui font rire les enfants.
Comment as-tu animé la vitrine "Tous en scène" ?
C’est en réunissant deux jouets – un petit train électrique et le théâtre d’ombres – que je propose cette animation à la fois très simple et magique.
Quelles silhouettes utilises-tu pour réaliser ce théâtre d’ombres contemporain ?
Ce sont des silhouettes empruntées à des jouets anciens que j’ai ré-interprétées. Elles sont toutes liées à des figures traditionnelles du théâtre, mais dans des registres très variés que je me suis amusé à mélanger : la commedia dell’arte, le théâtre classique, le ballet, le concert, l’Orient fantasmé par une Europe coloniale, le cirque, les saltimbanques... J’ai croisé tous ces thèmes pour les réunir dans un grand théâtre d’ombres énigmatique.
Dans l’exposition, d’autres artistes sont présents. Quel regard portes-tu sur leurs œuvres ?
Le but était de donner à ce projet des lectures variées et de faire intervenir à la fois le populaire et l’artistique. L’artiste qui me tient particulièrement à cœur, c’est Jacques Tati, dont on montre un extrait de Parade dans l’exposition. Dans tous ses films, la notion de silhouette est très importante. D’ailleurs la sienne est tout de suite reconnaissable, comme une silhouette de théâtre d’ombres. Dans certains de ses films, il est parfois hors-champ, on le voit passer, et on le reconnaît immédiatement. La manière dont Pierre Etaix l’a représenté dans ses croquis participe de cette vision.
Et Alexander Calder ?
Je connais depuis longtemps son cirque, et ce film où on le voit jouer avec. Je l’ai revu plus longuement lors de l’exposition qui lui était consacrée au Centre Pompidou en 2009. À mes yeux, il illustre parfaitement l’idée de créer un monde avec des figurines. Enfant, je créais mon tour de France, mes batailles de tuniques bleues, mon aéroport… Je retrouve chez Calder ce même rapport simple, direct et enfantin avec le jouet.
Et les films animés de Lotte Reiniger ?
J’ai découvert son travail à l’occasion de l’exposition et cela a fortement orienté mon travail de recherche autour des figures du théâtre d’ombres. Ses films sont très beaux, et assez contemporains esthétiquement parlant. Ils sont un écho parfait aux deux vitrines que j’ai conçues en utilisant aussi des silhouettes découpées et la technique de l’animation.
Et les photographies démesurément agrandies de masques de clowns de Valérie Belin ?
C’est un travail que j’apprécie beaucoup. Elle s’est récemment confrontée aux notions de performance, et à l’espace du spectacle et de la scène au Centre Pompidou. Ce qui est intéressant dans ses deux photographies, c’est à la fois l’utilisation du noir et blanc pour représenter la figure bigarrée du clown, et l’ambiguïté de l’apparition de l’objet : on ne sait pas si on a affaire à une tête ou à un masque, et cette inquiétante étrangeté est très présente dans l’univers du cirque. Le cirque, pour moi, ce n’est pas seulement des souvenirs de rire, c’est aussi une certaine terreur enfantine. Je crois que c’est inhérent au côté très démonstratif de ce type de spectacle, aux couleurs grossières, au bruit... On retrouve cela dans les photos de Valérie Belin.
Quels sont tes projets à venir ?
Il y en a beaucoup, et dans des domaines très variés. Une exposition personnelle cet hiver à la galerie Contexts à Paris. Puis des projets de spectacles avec Didier Galas : Aïlòviou, un spectacle mis en scène par Christian Rizzo, qui a été créé à Rennes en novembre dernier ; une conférence Rabelais versus Nostradamus au printemps 2014 à l’auditorium du musée du Louvre... Et une performance dans le cadre de l’exposition aux Arts Décoratifs.
Le travail de Jean-François Guillon est traversé par la question du signe qu’il explore et exploite à travers des installations, des dessins, des sculptures et des photographies, se caractérisant par leur esprit humoristique et leur filiation avec une certaine forme de burlesque.
Souvent ponctués de phrases, de mots ou de simples signes typographiques, ses travaux mettent en œuvre une poétique élémentaire du langage qu’il utilise pour son efficacité plastique. Lors de sa résidence à Amalgame, il s’est intéressé à l’onomatopée, un mot qui est “ un peu moins qu’un mot ” et qui tente de reproduire au plus près un son. Même si l’on a exclu depuis longtemps que les onomatopées étaient à l’origine du langage, elles n’en gardent pas moins un aspect primitif qui leur confère une expressivité immédiate. La Caisse enregistreuse se présente comme un arrêt sur image. Si son apparence provoque un instant le trouble quant à sa fonction, celui-ci est vite dissipé par une mise en scène qui ne révèle en fait que du silence. Cet instrument est un leurre muet qui ne capte et ne transmet aucun son, mais qui, à l’instar de 4’33’’ de John Cage, rend attentif aux bruits environnants. Le ruban d’onomatopées que déroule la caisse suggère une partition absurde et renvoie à une autre pièce de l’exposition, La Langue des oiseaux, qui fonctionne comme une phrase musicale. Constituée de silhouettes d’oiseaux réalisées en feutrine et posées sur un fil invisible, la pièce évoque une tentative presque enfantine de retranscription du chant des oiseaux. Le Pire du signe suggère un protolangage, un essai pour s’approcher au plus près d’une écriture qui n’en serait pas tout à fait une, une langue en deçà de la langue, faite de rebuts patiemment réorganisés en vue d’un sens qui n’émergerait jamais.
Depuis une dizaine d’années, Guillon a entrepris Choses lues, une série de photographies dans l’espace urbain. En position de flâneur qui s’adonne à la dérive situationniste, il s’attarde sur les signes qui constituent les cités modernes, sur les traces de vernaculaire qui résistent à l’uniformisation des villes. Ici, c’est à la collecte de signes dans le paysage rural qu’il s’est soumis : pour un citadin non averti, les chiffres fluorescents inscrits sur les troncs des arbres coupés ou les piquets aux couleurs vives figés dans les champs représentent des signes quasi kabbalistiques.
Avec Une heure à Vesoul , il se livre à un portrait de ville à travers soixante images “ arrêt minute ”, comme si le sujet de l’image – une pancarte de signalisation “ arrêt minute ” – s’énonçait ici telle une injonction à effectuer une “ photo minute ”. Le cadrage de l’image ainsi que la réitération du même panneau au centre de l’image pourraient laisser croire à une manipulation “ manuelle ” (le panneau a été déplacé pour les besoins de l’image) ou technologique (de type Photoshop), alors même qu’il s’agit d’un prélèvement de la réalité urbaine vésulienne et que l’on se trouve ici face à des situations trouvées. Comme un touriste perdu, Guillon reconstruit ses repères et montre ici toute la plasticité du banal.
Par Claire Guézengar. (Plaquette Amalgame, 2011)
«Il va se passer quelque chose» : voilà ce qu’on lit au revers d’un panneau installé à un croisement du centre-ville de Flers. La phrase nous met en garde contre un événement quelconque, dont la nature ne nous est pas précisée. Au centre d’une ville par ailleurs calme, où probablement il ne se passe pas grand chose, à quoi rime un tel avertissement ? Ou exprime-t-elle en fait un souhait ? Que désigne l’énoncé par ailleurs, ce qu’il va advenir et qui reste flou, ou le fait même d’un événement, d’un accident ? Ou devons-nous au contraire comprendre que le quelque chose a déjà eu lieu, que le panneau lui-même est un événement et que l’attente et la recherche de l’événement constituent les conditions de son avènement ?
Le langage chez Jean-François Guillon est performatif, l’énoncé révèle ce que le réel recèle de puissance, de possibilité, un « bruit blanc » au sens de cette tension qui parcourt le monde et qui lorsqu’elle atteint un certain degré, se mue en événement.
A la surface de la pratique de l’artiste, on croit percevoir l’idéal d’un monde intelligible, d’un monde qui nous parlerait et que l’on pourrait lire. Des mots, des signes du quotidien peuplent ses photographies, qu’il s’agisse de signes, d’éléments de signalétique, de pancartes... Autant d’objets et de messages qui, au quotidien, nous aident à nous diriger, à comprendre notre environnement. Mais ce que l’on ressent à mieux y regarder – et à moins y comprendre – est que nous passons bien « à travers des forêts de symboles », à travers des bruissements, ceux de la ville et du monde. Les mots, les signes, les symboles ne sont pas transparents, ils ne désignent pas quelque chose qui passerait à travers eux. Au contraire possèdent-ils une matérialité, cachent-ils autant qu’ils montrent, et révèlent ainsi leur nature de signes, jusqu’à parfois ne plus rien désigner d’autre qu’eux-mêmes.
Le travail de Jean-François Guillon se situe ainsi à la lisière du langage, là où la répétition, les bugs, les malentendus sont rois. On pense ainsi aux trois flèches formées par le panneau, le pignon et la peinture du pignon d’une maison; à cette place garnie de trois symboles «handicapés», deux de trop laissant entendre que l’on pourrait en parquer trois sur une place; on pense aussi à cette ombre qui semble dessiner une main sur la façade de « L’église du plein évangile ». Quasi muets, en tout cas fort peu diserts, les signes et les objets photographiés sont autant de failles qui nous révèlent une profondeur dans le réel, non pas un ailleurs, mais un être sous la surface des apparences, voire une épaisseur et une profondeur de la surface.
De fait, l’art de Jean-François Guillon pourrait se résumer au passage et au suspens : il y a d’une part ces hors-champs qui marquent les images, ces ailleurs soulignés que nous ne pourrons qu’imaginer : une barrière remontée pointant vers le ciel, l’ombre d’un panneau entre deux voies ferrées, l’invitation à une « exposition de monuments » que nous ne pourrons honorer... Tout pointe alors sur une absence, le signe est comme orphelin de ce qu’il nous signifie. À ce hors-champ s’ajoute une logique de passage, de correspondances entre images, entre objets, à l’intérieur et entre les images : des signes handicapés, des flèches, des horloges qui réapparaissent, suggérant une logique sous-jacente qui cependant nous échappe. On a toujours quelque chose sur le bout de la langue avec cet artiste, on reste toujours sur un seuil. Il y aussi, profondément ancrée, cette temporalité, cette entropie : les horloges qui ne donneront plus l’heure, l’omniprésence d’objets déclassés, désaffectés, de déchets, les photographies de l’artiste sont peuplées de rebuts – rébus ? – et d’éléments et de mots qui ne signifient plus tout à fait, ou alors ils signifient trop, qui sont superflus, qui n’ont rien d’autre que leur présence à offrir au regard. Il y a aussi ces instants fugaces, ce drapeau pris dans l’horloge, ce haut-de forme posé sur le globe du lampadaire... Ces « points de suspension » dans la course du temps, qui regorgent d’une présence d’autant plus forte qu’ils refusent toute intégration dans un ensemble, quel qu’il soit.
C’est justement lorsque le matériau sonore et visuel ne fonctionne plus, cesse de transmettre et se donne à percevoir dans toute sa matérialité qu’il devient concret, qu’il révèle par ses failles même son absolue unicité qu’il devient matériau de la poésie. Il peut alors donner lieu à ces Morceaux choisis que Jean-François Guillon découpe et dispose à l’état de fragments presque illisibles dans un présentoir à cartes postales. Morceaux choisis, ces œuvres le sont bel et bien entre les mains de ce poète visuel et concret qui ne cesse, malgré leur résistance à toute logique et discours, de les agencer, de les produire au sein de séries, de mettre en œuvre simultanément des logiques de fragmentation et d’ajout : ainsi, mises en correspondance par la page du livre ou le mur de la galerie, les photographies « riment » confusément les unes avec les autres, offrent au regard et à la mémoire du spectateur des résonances qui confèrent à ses séries l’allure de partitions mentales.
Par Julien Zerbone / Plaquette "Réactifs ", 2 Angles, 2012
Entretien réalisé pour le Centre Pompidou, à l'occasion de la diffusion de "La flèche et le moineau" aux Spectacles Vivants.
On vous connait artiste plasticien, diffuseur d’art, graphiste, et depuis 2007 scénographe. Quelle est votre place dans le milieu artistique ?
Je suis plasticien. Le graphisme est pour moi une activité parallèle qui entre parfois en résonance avec mes productions artistiques. Diffuseur d’art, ça n’est pas antinomique avec ma pratique artistique : je me suis occupé pendant un temps de la programmation d’une galerie à Nantes. Il m’arrive encore de faire du commissariat d’expositions où je peux, ou non, présenter une pièce personnelle. Récemment encore on m’a donné une carte blanche pour présenter dans un même lieu une exposition personnelle et une exposition de groupe. Ce fut un moment d’échanges et de discussions que je ne sépare pas du travail de conception. Quant à être scénographe, je ne sais pas si c’est vraiment le mot. Définir mon rôle, en effet, pose souvent un problème. Il y a des artistes plasticiens qui sont dans une démarche très solitaire, pour ma part j’apprécie l’échange, et je le pratique de plus en plus, particulièrement en participant à des projets dans le spectacle vivant. J’y ai vraiment découvert un travail d’équipe et c’est ce qui m’intéresse et qui me fait rebondir sur ma propre pratique.
Alors, prenons le temps de préciser votre pratique de plasticien.
Mon travail interroge les notions de langage, de signe, de mot et de sens. Il a d’abord pris la forme de sculptures, d’installations. Je suis également allé vers la performance, puis j’ai participé à des projets de spectacle vivant. Dans mes performances, il y a une part de scénographie : je me mets en scène en manipulant des objets sur lesquels sont écrits des mots. En les déplaçant, des phrases se forment et se déforment. Du coup, en m’intéressant à ces formes, des chorégraphes − et le premier fut David Rolland à Nantes − m’ont proposé d’intégrer ce travail dans leurs spectacles. Dans mes premières participations au spectacle vivant j’étais donc moi-même en tant qu’artiste sur scène en train de faire mes performances.
J’ai travaillé ensuite avec Didier Galas. Non seulement je passais de la danse au théâtre mais Didier m’a demandé d’avoir une conception visuelle globale du spectacle. Ce qui comprend la scénographie, les costumes mais aussi une réflexion plus en profondeur sur ce qu’est un spectacle et ce qu’on fait exactement sur scène. En fait, dès ma première performance, je connaissais déjà Didier, et je l’avais consulté sur un certain nombre de questions… Puis nous n’avons rien fait ensemble jusqu’en 2007, date du travail sur Rabelais. De fil en aiguille, il s’est passé une alchimie entre nous, qui a été croissante. Avec La Flèche et le Moineau, un pas de plus a été franchi, j’ai été intégré à l’équipe tout au long de la conception, et finalement je suis aussi présent sur scène.
Que cherchez- vous dans votre travail sur les mots et le sens ?
En fait ce ne sont pas seulement les mots que j’utilise, c’est aussi le signe, disons que je suis travaillé par la question du texte et que j’ai un intérêt assez fort pour la littérature. Peut-être un désir d’écrire finalement qui, un jour, a surgi sous la forme du texte mis en espace. Cet intérêt pour le signe peut passer par un texte mis en espace mais aussi par des photographies de choses lues dans la ville (1), des panneaux altérés et qui, du coup, signifient autre chose. Dans mon travail plastique sur le langage, ce qui m’intéresse est de donner à entendre un certain silence du signe, sa présence absence dans des espaces où on sent qu’il y a un sens qui devrait être là mais qui n’y est pas.
Comment voyez-vous le travail de Didier Galas ? Comment se sont opérés les liens entre sa pratique et la vôtre ?
Je ne peux pas dire que je suis, depuis longtemps, un passionné de théâtre. La danse, et son langage muet des corps, m’attire davantage. Le théâtre fait une grande place au texte et, de plus, on lui donne souvent une certaine emphase. Didier, justement, n’aborde pas le théâtre en travaillant le phrasé, la déclamation du texte. Pour lui, ce sont des états de corps qui font la présence et la façon dont le texte se fait entendre.
Pour vous répondre sur les liens qui se sont opérés entre son travail et le mien, j’évoquerai d’abord le premier spectacle pour lequel j’ai réalisé la scénographie, Paroles Horrifiques et Dragées perlées, d’après Rabelais. Il se trouve que j’étais, comme Didier, un grand lecteur de Rabelais. Quand il a décidé de mettre en scène ce texte nous en avons beaucoup parlé. Il me disait : « j’ai envie de donner à entendre chez Rabelais, non pas certaines de ses visions sur le carnaval, sur la bonne chair, etc., mais sa langue ». Avec ma propre recherche sur les mots, je voyais bien vers quoi il voulait aller, comment faire apparaître, à partir d’une page blanche qui serait la scène, le texte de façon visuelle à travers des états de corps. Quand il m’a proposé d’y participer, il m’a donné pour point de départ l’idée que les acteurs arrivent sur scène comme des performeurs qui vont être là pour donner à entendre du Rabelais d’une façon ludique et jubilatoire. Du coup, j’ai proposé une forme plastique qui, pour moi, est une sculpture, mais qui, sur scène, se trouvait être le support de jeu des acteurs. Ils allaient devoir manipuler cette sculpture, comme je manipule les objets que j’invente dans mes performances, mais à une échelle supérieure, celle de la scène et du spectacle entier.
A quoi ressemblait cette sculpture qui était aussi un support de jeu pour les comédiens ?
Cet objet se composait d’une grande grille qui s’étendait sur toute la scène, en forme de livre ouvert, noire, assez imposante sculpturalement, et d’un jeu de plaques de bois sur lesquelles étaient peintes, sur les deux faces, des lettres. Tout au long du spectacle, les acteurs formaient des mots en mettant, retournant ou déplaçant les plaques. On comprenait peu à peu qu’ils étaient en train de jouer avec la langue de Rabelais verbalement, visuellement, et corporellement aussi, puisque l’œil du spectateur se raccrochait à cette grille qui était le support de leur jeu. Puis, à un moment, on entrait dans la folie de Rabelais, le carnaval, le renversement des valeurs, car les plaques n’étaient pas seulement support de lettres mais aussi de couleurs toutes différentes, créant un jeu chromatique comme une peinture abstraite.
Didier avait souhaité que l’état de la scène à la fin de la représentation puisse exister comme une de mes œuvres. Cette grille a d’ailleurs été présentée en tant que sculpture dans une exposition. Activée le soir du vernissage au cours d’une performance, son état final, avec des lettres par terre et un texte écrit sur la grille, est resté le temps de l’exposition. Cette sculpture, bien que sa conception ait été déclenchée par le spectacle, a donc une existence autonome.
Comment cette sculpture pour le Rabelais conduit-elle au spectacle actuel, La Flèche et le Moineau ?
C’est une suite assez logique. Notre échange avait tellement bien fonctionné que Didier a souhaité qu’on retravaille ensemble, non plus sur la langue de Rabelais mais sur l’univers littéraire de Gombrowicz, d’après son Journal et son roman Cosmos. La question du sens et du signe traverse toute l’œuvre de Gombrowicz et particulièrement ce roman : cette flèche, qui tout d’un coup s’impose, montre-t-elle quelque chose ? Qui l’a mise là ? Que veut-elle dire ? Ici, le mot sens est à prendre dans toutes ses acceptions : sensation, signification et direction dans l’espace.
Partant sur l’idée d’un spectacle où il y aurait des acteurs et des danseurs, il m’a proposé d’être présent pendant sa période de conception pour réfléchir ensemble sur les rapports entre spectacle et réel, scène réelle et fiction, sur des questions telles que : n’est-on là que pour le spectacle ? est-on acteur juste quand on est sur scène ? danseur quand on est en train de danser ? et moi, qui suis plasticien, allais-je devenir un interprète en montant sur scène ou un spectateur en revenant dans la salle ?
Revenons-en au théâtre et à ses limites. Ce n’est pas nouveau de voir des danseurs sur une scène théâtrale, Shakespeare, entre autres, le faisait déjà.
C’est justement ce qui fonde le désir de Didier de faire du théâtre. S’il a toujours fait appel à des chorégraphes comme participants à ses créations, travaillé avec des danseurs, là, il a voulu aller plus loin en mettant sur un même plan acteurs et danseurs.
Finalement, y a-t-il encore, dans ce spectacle, une scène théâtrale ? Est-ce la même que la scène de l’exposition ? Y a-t-il une scène contemporaine où toutes les formes de scènes s’enrichiraient les unes les autres ?
Il y aurait beaucoup à dire pour répondre à cette question. Sur la conception de la grille du Rabelais par exemple : la forme du spectacle, assez classique, se construisait sur une frontalité qui n’existe pas dans l’exposition. Il s’agissait là de concevoir un objet qui allait être vu sur une face, contrairement à une sculpture autour de laquelle on tourne. La grille vue uniquement de face, avec ses états successifs, répondait aussi à la question de la temporalité. L’état de lumière très particulier sur une scène de spectacle m’a également conduit à jouer avec les costumes et les plaques colorées pour aboutir à un éclatement visuel, un foisonnement de couleurs qui, en même temps, traduisait l’univers de Rabelais.
Avec La Flèche et le Moineau nous avons cherché à dépasser cet espace de la scène. Ainsi, de nombreux éléments de scénographie ne sont pas sur la scène, mais dans la salle, ce qui va dans le sens du texte de Gombrowicz où les personnages se demandent toujours : « Cet objet là, était-il là ou pas tout à l’heure ? » Il s’agissait ainsi que le spectateur puisse se poser la question : « Cet objet a-t-il été mis là parce qu’il fait partie du spectacle ? Et qu’est-ce qu’il veut dire ? Ou est-ce un hasard ? ».
Au départ du spectacle, il y a un texte écrit par Didier Galas à partir d’extraits du Journal et de Cosmos de Gombrowicz. Comment vous a-t-il transmis sa propre réécriture pour que vous puissiez travailler à l’aspect visuel de la pièce ?
Avant et pendant qu’il écrivait, j’ai relu ou lu Gombrowicz, son écriture et la conception visuelle de la pièce se sont passées en phase. Notre décision commune a vite été de privilégier un dispositif extrêmement simple pour laisser la place aux acteurs et aux danseurs, et pour exprimer cette sincérité du Journal où Gombrowicz parle de problèmes existentiels d’une façon très humaine. Un premier parti pris a été d’avoir deux tables sur la scène, de s’en servir comme d’un objet modulable pour créer des espaces. Didier m’avait dit qu’il voulait dans le spectacle une forme qui revienne tout le temps pour évoquer ces repas du soir où tous les personnages, dans Cosmos, se retrouvent. Dans le spectacle il y a les tables et ces moments de rassemblement autour des tables.
Un deuxième parti pris a été de disposer sur la scène des morceaux de bois qui sont également présents dans Cosmos. De là est née l’idée que je manipule ces morceaux de bois sans que les acteurs me voient, pour qu’ils les découvrent, s’interrogent sur leur présence et, du coup, les spectateurs avec eux : « Qui a mis ça là ? ». Mes interventions sont très réglées pour qu’acteurs et danseurs ne me rencontrent pas et que les spectateurs soient visuellement attirés à des endroits de la scène qui leur fassent oublier ma présence. Un élément essentiel arrivé assez tard dans la conception de la scénographie est le plancher qui délimite l’espace de jeu. Les personnages le quittent parfois pour aller voir des signes dans la salle. Ce plancher, formant un carré au sol, est aussi pensé comme une figure de l’échiquier. On sait que Gombrowicz jouait beaucoup aux échecs.
Dans Cosmos il y a deux grands espaces d’obsession : le petit bois où l’oiseau est pendu et les bouches de Catherette et Léna. Comment ces espaces imaginaires sont-ils restitués dans le spectacle ?
Le dernier élément, qui n’est pas un des moindres de la scénographie, est un moineau pendu dans la salle au-dessus du public. Presque invisible au départ, il est mis en lumière au moment où les acteurs le voient, l’apparition devient saisissante pour les spectateurs. Le petit bois, quant à lui, est évoqué par les morceaux de bois disposés aussi bien sur la scène que dans la salle ainsi que par le moineau pendu. L’espace mental sur l’intérieur de la bouche, qui est aussi un espace érotique, est évoqué par le rapprochement des corps des acteurs et des danseurs tout au long du spectacle.
Enfin, je n’en ai pas encore parlé, mais c’est une des premières choses qu’on voit, l’une des tables est trouée, un trou rond comme un perchoir qui, très rapidement, sert aux acteurs pour faire dépasser une main… Il y a des mains dans la bouche et des mains dans ce trou. C’est aussi l’œil du voyeur, l’œil de la femme qui observe, des gens qui observent au travail. Parce qu’il y a du voyeurisme partout dans Cosmos, le trou dans la planche est pour moi la forme de cette présence.
Didier Galas a voulu rassembler dans ce spectacle des acteurs, des danseurs et un non-interprète. Vous êtes ce non-interprète. Quel est le rôle du non-interprète ?
Dans la phase de création du spectacle, Didier a posé la question du texte aux danseurs, et la question du corps aux acteurs, il m’a aussi demandé d’être présent sur scène. Il nous donnait à chacun des extraits de textes à partir desquels nous devions faire des propositions. C’était très déroutant et en même temps très stimulant. Nous étions tous là au même niveau. Entre interprète et non interprète, il voulait brouiller les cartes. Le résultat, certifié par les spectateurs, est qu’on ne sait plus qui est danseur, qui est acteur. En ce qui me concerne, mon statut est à part, je fais peu de choses sur la scène, je manipule des bouts de bâton et, à sa demande, de la façon la plus naturelle possible. D’ailleurs, j’étais devenu pour tous, à la fin de la conception du spectacle, Monsieur Réel. J’étais une balise de réalité. A certains moments ma présence leur apportait quelque chose, à d’autres ils m’oubliaient, présence et absence qu’on retrouve chez Gombrowicz.
Acteurs et danseurs ont beaucoup travaillé sur la frontière ambiguë entre naturel et non naturel. Ce trouble se ressent dans le spectacle quand, par exemple, les acteurs arrêtent d’être des acteurs et vont dans la salle pour dire : « Qu’est-ce que c’est ce moineau qui est pendu, qui l’a mis là ? ». Ils n’en restent pas moins interprètes et tous les registres font partie de leur éventail de jeu. Ma position, en tant que non-interprète, ajoute à cette façon de perdre le spectateur.
Comme Gombrowicz perd facilement son lecteur, ce spectacle cherche à perdre les spectateurs, non pas à perdre leur attention mais à les perturber.
Selon vous, quels sont les enjeux esthétiques de cette pièce ?
C’est, je pense, une positon philosophique et esthétique par rapport au monde, à la réalité, à l’observation, à l’interprétation. Le questionnement perpétuel sur les objets, leur sens, rejoint mes questionnements artistiques sur la forme. Comment une forme que j’ai créée et qui me parle peut-elle intéresser quelqu’un d’autre ? J’ai déjà mentionné cette adresse très simple et sincère, d’humain à humain, qu’il y a chez Gombrowicz. J’ai cherché dans une espèce d’épure à aller droit à cette simplicité. Les différents niveaux de jeu théâtral et dansé rejoignent aussi les problématiques des masques, être soi, pas soi, comme chez Gombrowicz.